Torturé et humilié, le professeur de dessin Najah Albukai a survécu aux sévices des soldats de Bachar al-Assad. Incarcéré pendant un an entre 2012 et 2014, il raconte dans ses dessins la barbarie des geôles syriennes.
Date de publication: Jeudi 25 octobre 2018 - 09:22 | Dernière mise à jour: il y a 2 semaines 3 jours
C’est un matin ensoleillé de juillet, en 2012. Le professeur de dessin Najah Albukai se rend à l’université depuis son domicile, à Jdeidat Artouz, ville de 15 000 habitants à l’ouest de Damas. Devant lui, se présente un barrage routier contrôlé par les soldats de l’armée syrienne. Un militaire sort d’une poche un papier froissé, cherche son nom sur la liste. « Descends, traitre ! », lui crie-t-il, la kalachnikov pointée sur lui. « J’ai toute de suite compris, je devais me préparer au pire », se souvient Albukai.
« J’ai toute de suite compris, je devais me préparer au pire »
Entre 2012 et 2014, Najah Albukai, 49 ans, a passé plus d’un an dans les cellules du gouvernement syrien. Il a été humilié, son corps torturé et mortifié. Il a dû transporter les cadavres de dizaines de prisonniers, morts sous la torture et destinés à remplir les fosses communes. Il a été le témoin de supplices atroces, il a vu ses codétenus agoniser, puis mourir. Ces images sont gravées à jamais dans sa mémoire et, désormais, sur le papier.
L’incarcération et la torture
« Ils m’ont bandé les yeux avec ma chemise, puis m’ont menotté et amené en prison », raconte celui qui n’a jamais été un militant rebelle, ni un fanatique religieux. Najah condamnait les restrictions de liberté imposées par le gouvernement d’Assad. Porteur d’une vision ouverte et laïque de la société, il a participé à quelques manifestations au printemps 2011, lors de l’éclatement de la rébellion, notamment à Daraya et dans la Ghouta occidentale.
Dans le centre 227, géré par les services de renseignement syriens, les détenus sont obligés de porter les cadavres des soldats ou des rebelles tués dans les combats. Najah Albukai a transporté des dizaines de cadavres destinés, selon lui, aux fosses communes creusées autour de Damas (MEE/Stefano Lorusso Salvatore)
« Les soldats pensaient que j’étais l’un des organisateurs des manifestations dans mon quartier. Je savais que mon nom était sur les listes du régime, je me suis fait avoir », évoque-t-il avec ironie. Avant d’être arrêté, il s’était caché pendant quatre mois dans un quartier chrétien de la périphérie de Damas.
« J’ai dû marcher sur les personnes allongées par terre, il n’y avait pas de place. Certaines étaient mortes »
Accusé d’« affaiblissement des sentiments nationaux », il est amené au « centre 227 », géré par les redoutables services de renseignement et situé, selon ses souvenirs, à côté de la faculté de médicine de Damas. L’odeur âcre de sueur mélangée au sang lui brûle encore les narines. Mais le pire, c’est ce qu’il voit : des dizaines de corps accrochés au plafond par les poignets, les bras désarticulés, lacérations, mutilation, strangulations.
« J’ai dû marcher sur les personnes allongées par terre, il n’y avait pas de place. Certaines étaient mortes », se remémore-t-il, en fermant les yeux.
« Leur but était de nous casser l’esprit. Mais pas seulement. Parmi d’autres peines corporelles, les bourreaux pratiquaient la chaise allemande. Tu es allongé sur le sol et une chaise te coince les aisselles, tandis que les soldats te tirent vers eux en appuyant sur tes jambes », décrit-il.
Un de ses dessins les plus puissants grave les cris des torturés sur le papier. « Les moins résistants en sortent avec la colonne vertébrale fracassée. »
Banalité du mal
Avant de l’enfermer dans sa cellule de cinq mètres sur deux au sous-sol du centre 227, les soldats lui rasent ses longs cheveux bouclés. « Ils m’ont rendu service », rigole-t-il, « comme ça, ils n’ont pas pu me les tirer ». L’homme est pris par le flux des souvenirs : « Les tortures sont quotidiennes. Ils nous massacraient en buvant tranquillement du thé, ou bien en chantant. Nous criions et, eux, ils chantaient. »
« Ils nous massacraient en buvant tranquillement du thé, ou bien en chantant. Nous criions et, eux, ils chantaient »
Un jour, les soldats le sortent de sa cellule, lui mouillent le crâne, les pieds et les poignets, puis le font asseoir sur une chaise électrique bricolée. Les câbles grésillent. « Tu veux goûter la saveur de l’électricité ? », le menacent les soldats.
Dans son cas, la sauvagerie n’est pas allée jusqu’au bout de la routine de la torture.
Les traumatismes de Najah ne concernent pas seulement les violences exercées par les militaires. Pendant son expérience infernale, le dessinateur observe ses geôliers : « La torture était un exercice quotidien se banalisant au fil du temps. Ils arrivaient, ils torturaient, puis rentraient chez eux ».
« La torture était un exercice quotidien se banalisant au fil du temps. Ils arrivaient, ils torturaient, puis rentraient chez eux »
Entretemps, son épouse Abir s’active pour le faire sortir. En temps de guerre, tout a un prix. Moyennant 1 200 dollars (quatre mois de son salaire de professeure de français), elle parvient à le libérer le 29 juillet.
« J’avais perdu treize kilos en trente jours. Je me souviens de cette sensation de faim qui me dévorait l’estomac. À ma sortie, ma mère m’a préparé des omelettes délicieuses », raconte Najah, qui savoure dans ses souvenirs ce plat tant convoité.
Mais sa liberté est provisoire. Son nom est encore marqué sur les listes de proscription du gouvernement. Les protestations continuent d’enflammer le pays. Le couple décide de se cacher dans la banlieue de la capitale syrienne, à quelques mètres d’un centre des forces de sécurité. Un long débat s’installe entre eux. Le danger justifie-il le fait de quitter leur pays ?
« Nous ne voulions pas partir et laisser le pays dans les mains de Bachar al-Assad. On avait confiance dans la victoire de la révolution, on n’aurait jamais imaginé ce qui s’est passé par la suite : les tueries de masse, les armes chimiques… »
« Nous ne voulions pas partir et laisser le pays dans les mains de Bachar al-Assad »
Après quelques mois vécus en cachette, le couple décide d’activer son réseau et de fuir au Liban. Najah débourse 100 000 livres syriennes (environ 200 euros) pour effacer son nom des listes des personnes recherchées.
Mais lors du franchissement de la frontière en septembre 2014, il est arrêté à nouveau et emprisonné dans le même centre 227, cette fois, au rez-de-chaussée. Là, il peut apercevoir la lumière coupant les ténèbres de « l’ancienne cage », comme la surnomment ses tortionnaires. Environ 150 personnes s’y entassent demi-nues, sales, malades et épuisées par les tortures.
« Les poux nous rongeaient la peau, la puanteur était étouffante. Nombre de mes codétenus sont morts à cause des mauvaises conditions sanitaires », dit-il, avant de mentionner une des pratiques quotidiennes qui l’ont le plus marqué.
Tous les soirs, il est réquisitionné avec trois autres prisonniers. Munis d’un drap, ils doivent décharger d’un gros camion les corps sans vie d’autres Syriens, pour les charger après sur une autre camionnette. Parfois, ce sont des soldats, dont l’uniforme est percé par les projectiles. D’autres fois, il s’agit de corps nus, osseux, outragés par les blessures et les infections.
« Les poux nous rongeaient la peau, la puanteur était étouffante. Nombre de mes codétenus sont morts à cause des mauvaises conditions sanitaires »
Il en transporte une quinzaine par jour, tous marqués par un numéro, soit écrit sur un morceau de scotch collé sur le front, soit calqué au feutre sur le torse. Le dernier qu’il a vu portait le numéro 5874.
Ses tortionnaires comprennent que Najah a les moyens de payer sa libération : « Je suis devenu une machine à sous pour eux. Ma famille, dont une partie vit en France, a déboursé au total 20 000 euros pour me libérer. »
Abir, son épouse, connaît un salon de coiffeur à Damas où les femmes des officiers du renseignement ont leurs habitudes. Petit à petit, elle se rapproche d’elles et, en nourrissant les mécanismes de corruption de l’armé, parvient à faire transférer Najah dans une prison de droit commun, avant sa libération le 16 juillet 2015. Mais il ne prend pas encore le crayon : « Les cicatrices saignaient encore, dans mon âme et sur mon corps. Je n’avais pas digéré ce qui m’était arrivé ».
Najah a maigri, ses mains sont engourdies à cause des menottes trop serrées, il n’arrive alors presque plus à marcher. « La musique m’a soigné. J’ai repris l’usage de mes mains en jouant de l’oud », se réjouit-il en se caressant les bras.
Dessiner l’horreur
Cette fois, il rejoint Beyrouth. Traversant la frontière avec sa famille et ses instruments. « Les douaniers nous ont pris pour des artistes fous, pas dangereux selon leurs standards », raconte-t-il.
« Au Liban, je me suis senti libre de reverser mes douleurs sur le papier. Je n’avais qu’un stylo noir et des papiers format A4. J’ai gardé ma santé mentale grâce au dessin »
Il demande l’asile en France et commence à dessiner les horreurs dont il a été le témoin. « Au Liban, je me suis senti libre de reverser mes douleurs sur le papier. Je n’avais qu’un stylo noir et des papiers format A4. J’ai gardé ma santé mentale grâce au dessin », raconte-t-il.
Depuis quelques mois, le régime syrien a commencé à actualiser les registres d’état civil, officialisant la mort de centaines de Syriens portés disparus depuis des années. L’ONG Syrian Network for Human Rights rapporte que le régime a reconnu 836 cas de décès parmi les disparus. Les familles n’ont pas reçu davantage de détails sur les causes, ni sur les éventuels lieux d’enterrement.
Le bilan est destiné à s’alourdir selon l’ONG, qui a comptabilisé pour sa part 82 000 personnes disparues après une arrestation, dont au moins 14 000 seraient déjà mortes. Soit elles ont été exécutées suite à un procès expéditif, soit elles ont succombé aux actes de torture et aux maladies dans les geôles d’Assad.
« Le régime a gagné la guerre et se sent en mesure d’assumer la mort de ces personnes sans conséquences majeures de la part de la communauté internationale », analyse Najah avec amertume.
Dans les années 1990, Najah se forme à l’Académie des beaux-arts, d’abord à Damas, puis à Rouen, dans le nord de la France. Une fois ses études terminées, il voyage dans les pays du Golfe, où il travaille dans la décoration. Puis, rentré dans la capitale syrienne au début des années 2000, il décide d’y ouvrir son atelier, « où des centaines de [s]es toiles sont encore dans la cellophane ».
« Le régime a gagné la guerre et se sent en mesure d’assumer la mort de ces personnes sans conséquences majeures de la part de la communauté internationale »
Aujourd’hui, Najah a obtenu le statut de réfugié politique et vit dans une tranquille banlieue parisienne, dans un HLM au bord d’un petit affluent de la Seine. Caressé par le frais vent automnal, il regarde avec amertume les photos de son atelier. Pourra-t-il un jour y revenir ? « Pour moi, le retour sous la dictature d’Assad est un échec », répond-il sans hésitation. La Syrie lui évoque une immense tristesse. Il retrouve son pays tous les jours, sur les notes chaudes de son oud.
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